La disparition du O
Faire disparaître non plus le e mais le o ? A ce compte, plus de vélo, ni même de biclou. D’autant que le vélo, c’est une affaire de cercles, de ronds, comme l’est la lettre O : roues, plateaux, couronnes, essieux, jantes, pneus, tout est cercle, tout est cycle dans le vélo. Et pédaler c’est tracer des cercles, invisibles mais efficaces : un cycliste est un incroyable producteur de cercles, de O. Le cycliste fait des ronds dans l’air. Faire disparaître le O, c’est donc risquer d’escamoter et le mot et la chose. Pas rigolo, ce sans O, mais a priori plus aisé que le sans E !
Remarque : c’est la lettre O qui est interdite mais non le son [o], qui peut s’écrire autrement (eau, au) ; ce qui va permettre aussi de jouer sur les mots…
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Avec la fin de la pluie, de la neige et du verglas, ils peuvent enfin cesser d’hiberner, les amants de la petite reine. Plus d’un s’est remis en selle, dix, vingt, et même davantage, tant ils étaient impatients, les uns de lever les yeux sur les paysages, les autres de baisser la tête sur le cintre, à chacun sa préférence. D’autant qu’a été instituée en 2018 chez les CRN la règle des deux paquets (deux plus un, si nécessaire), celui qui va vite et celui qui musarde : une expérience qu’il fallait tenter, tant était devenue tangible la disparité des allures. La suite dira si c’était la juste mesure, la seule manière de satisfaire les attentes diverses, et d’éviter, autant que faire se peut, les hauts et les bas… Éviter les « hauts », c’est bien là le présent défi du scribe, au risque de chuter bien bas (dans l’estime des lecteurs).
Mais prendre de la hauteur, s’arracher à l’habituelle platitude, enfiler les lacets et atteindre les crêtes, c’est ce qui demeurera en 2018 le rêve du cycliste digne de ce rang. Celui-ci ne fait pas que grimper, que gravir : il s’élève, il s’allège ! Il aspire au ciel, aux nuages. Au diable la pesanteur, telle est sa devise. Sa fatigue, il la chérit, la difficulté le transcende. Il ne déteste pas la plaine, mais le sérieux pesant du mangeur de bitume le fait rire, sa gravité massive l’ennuie, sa pédalée machinale l’exaspère. Aller de l’avant, ce n’est pas accumuler les mètres, ni les miles : c’est respirer autrement, s’aérer la tête, se vivifier l’esprit. Le pédaleur trace des cercles dans l’air, pareil au scribe traçant des lettres sur le papier. À sa manière, le cycliste est un écrivain : il fait du paysage un parchemin, il y inscrit ses rêves, ses désirs, et jusqu’à ses pensées les plus secrètes. N’allez pas le priver du langage qui est le sien, de la dictée que ses jambes impriment : étrange stylet et singulière écriture, il est vrai, mais il en va ainsi de cette manie du pédalage, aussi irremplaçable que gratuite, aussi bienfaisante qu’inutile.
Malgré les apparences, il n’est pas écrit qu’à l’avenir la bicyclette sera privée de ses hauts ! Pas plus d’ailleurs que de ses hauts faits, de ses aubes (au départ), de ses aubades (à l’arrivée), de ses auberges (quand vient l’heure de la pause), des multiples aubaines qu’elle délivre à satiété. Sans ces hauts, sans ces cimes, le cycliste ne serait qu’un triste sire, un sinistre cynique, sans aura, sans éclat, sans relief. Ses hauteurs valent bien un empire : c’est à cette aune que se mesurent ses égards infinis envers sa « petite reine ».
Reynald